Les «cinq D»
Les «cinq D»
La pandémie a eu des conséquences, souvent inattendues, sur de larges pans de l’économie. L’inflation s’est envolée et est restée élevée. Les taux d’intérêt ont grimpé à des niveaux inédits depuis plus de quinze ans. Pourtant, malgré la hausse des taux d’intérêt, le chômage est demeuré faible et la croissance solide.
La configuration inhabituelle qui a prévalu ces dernières années incite à se demander si le «nouveau monde» qui a émergé après la pandémie s’est accompagné de l’avènement d’un nouveau régime économique mondial caractérisé, non plus par une demande anémique et une offre excessive, mais par une offre plus rationnée et une forte demande.
La réponse à cette question dépendra de l’évolution de ce que nous avons appelé les «cinq D», à savoir la démondialisation, la démographie, la digitalisation, la -décarbonation et la dette.
Dans le nouveau monde, les économies -devraient être moins intégrées. La part du commerce dans le PIB mondial a probablement déjà dépassé son pic, la diminution des échanges internationaux ayant été accélérée par les sanctions, droits de douane et autres restrictions aux exportations dont les États-Unis, l’Europe et la Chine sont de plus en plus coutumiers. Les tensions entre les États-Unis et la Chine risquent aussi de provoquer une division du monde en deux blocs financiers, commerciaux et -technologiques totalement opposés.
Pour ce qui est de la manière dont la démondialisation modèlera l’économie mondiale dans la décennie à venir, la question n’est pas tant de savoir si la démondialisation aura bien lieu, mais pour quelles -raisons.
Si elle est due essentiellement à des raisons politiques (par exemple, à des subventions ou des restrictions accrues des échanges commerciaux), elle aura immanquablement un effet restrictif sur l’offre globale de biens et le potentiel de croissance, et elle donnera lieu à des poussées inflationnistes régulières.
Si, en revanche, elle est induite principalement par des facteurs économiques (autrement dit, si elle résulte de l’automatisation des entreprises, d’efforts pour mettre en place un secteur manufacturier intégré, d’une nouvelle approche des coûts à l’aune de la hausse des salaires dans les pays émergents ou de la volonté de renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement), alors les conséquences devraient être totalement différentes. Dans ce cas, la démondialisation débouchera probablement sur une hausse de l’offre, une atténuation des risques inflationnistes et une augmentation du potentiel de croissance.
La démographie fait de plus en plus figure de frein potentiel dans notre nouveau monde. La moitié de l’économie mondiale (en termes de PIB officiels) est aujourd’hui affectée par la diminution de la population. La population est en déclin au Japon, en Chine et dans plusieurs pays européens. Au niveau mondial, le rapport entre les personnes retraitées et la population en âge de -travailler est passé de 11,8% à 14,8% sur la seule décennie écoulée. Dans les pays à revenus élevés, l’évolution a été plus marquée encore, le ratio ayant grimpé de 23,2% à 29,1% sur la même période.
Or, cette tendance pèse sur l’offre. La croissance économique est en effet fonction de celle de la population active, des -investissements et de la productivité. Par conséquent, et toutes choses égales par -ailleurs, tout ralentissement de la croissance de la population active affaiblit le potentiel de croissance économique. L’augmentation de la proportion de retraités par rapport à la population en âge de travailler risque également de provoquer une hausse de l’endettement. Dans les économies de -services, où le potentiel d’amélioration de la productivité est relativement limité, -l’augmentation du rapport retraités/-population en âge de travailler peut aussi doper l’inflation.
La capacité de l’économie mondiale à échapper aux effets néfastes du vieillissement de la population sur l’offre pourrait -largement dépendre des avancées au niveau de notre troisième D, en l’occurrence la digitalisation.
L’essor de l’intelligence artificielle pourrait marquer le début d’une phase de productivité accrue. Selon nos estimations, l’IA pourrait valoir aux États-Unis un surcroît de -productivité de 0,3% à 2% par an.
L’exploitation du plein potentiel de l’IA pourrait même permettre de contourner en partie le problème démographique et, ainsi, soutenir la croissance et entraîner la baisse des prix de certains biens et services malgré le déclin de la population en âge de travailler. À court terme, les investissements dans l’IA et les secteurs qui y sont liés, comme par exemple celui des semi-conducteurs, -devraient stimuler la demande.
L’impact de l’IA pourrait, en revanche, être moins significatif si elle ne profite qu’aux secteurs les moins touchés par les problèmes de main-d’œuvre (p. ex. chatbots utilisés dans le cadre des services professionnels) ou si elle n’entraîne pas une augmentation de l’offre dans les domaines soumis aux pressions les plus fortes (p. ex. robots -physiques utilisés dans le secteur de la santé).
Quoi qu’il en soit, pour ce qui concerne les investisseurs, l’essor de l’IA devrait globalement soutenir la croissance des bénéfices des entreprises et générer des opportunités au niveau de celles qui facilitent le -développement de l’IA, proposent cette technologie ou en bénéficient.
L’essor des énergies propres et l’objectif de neutralité carbone sont renforcés par les craintes liées à la sécurité énergétique et aux événements météorologiques extrêmes. Dans les années à venir, la transition -énergétique devrait, selon nous, continuer à bénéficier de financements tant publics que privés.
Dans une perspective de court à moyen terme, la transition énergétique pourrait être à l’origine de perturbations de la production. Étant donné les problèmes de stockage de l’énergie et de raccordement aux réseaux, il est difficile de s’appuyer -uniquement sur les énergies renouvelables, même si les coûts et les risques opérationnels associés aux énergies fossiles augmentent. Mais les investissements dans ce -secteur pourraient aussi se traduire par le maintien d’une demande mondiale robuste.
Dans une optique de plus long terme, la décarbonation devrait avoir un impact positif net sur l’offre mondiale. La disponibilité d’une énergie abondante à moindre coût devrait en effet améliorer le potentiel de croissance, atténuer l’inflation et contribuer à la mise en place de chaînes d’approvisionnement plus solides. En termes de placements, ce sont les «adopteurs» précoces et les fournisseurs de solutions qui devraient offrir les meilleures opportunités.
Pour le cinquième D, celui de la dette, l’avenir dépendra sans doute des répercussions des quatre autres D sur la croissance, l’inflation et les taux d’intérêt. À l’échelle mondiale, la dette totale a augmenté -proportionnellement au PIB depuis la crise financière de 2008, sur fond de faiblesse de la demande. Heureusement, l’offre -abondante et les taux d’intérêt faibles ont permis, jusqu’à présent, de maintenir la part du service de la dette dans les recettes totales des États à des niveaux -historiquement faibles.
À l’avenir, les contraintes démographiques et les besoins d’investissements liés à la -décarbonation, à la digitalisation et à la -démondialisation devraient s’accompagner d’une augmentation de la part de la dette publique dans le PIB. Si les taux et les -rendements ne diminuent pas comme nous le prévoyons dans les prochaines années, les charges d’intérêts plus élevées pourraient commencer à devenir problématiques pour les États dans la seconde moitié de la décennie.
La dette devra donc rester relativement bon marché, ne serait-ce que parce que les -électeurs sont généralement mieux disposés lorsque les coûts d’emprunt sont faibles. Or, le meilleur moyen pour que ce soit le cas est d’avoir une croissance économique solide, laquelle pourrait être obtenue grâce à une utilisation généralisée de l’IA, à une énergie verte abondante et au développement de chaînes d’approvisionnement -locales. À défaut, c’est une combinaison -associant répression financière, impôts, -inflation surprise et défaillances qui pourrait s’imposer. À cet égard, ce sont moins les marchés ou les aspects économiques qui seront déterminants que les décisions politiques, et les pays sont susceptibles -d’emprunter des voies différentes.
Questions clés
Quelles seront les implications de l’IA générative pour les marchés et les économies?
L’intelligence artificielle générative n’a rien d’un concept nouveau. L’idée est dans l’air depuis les années 1960 et l’architecture des transformateurs qui la sous-tend a été détaillée dès 2017. Mais c’est surtout le lancement de ChatGPT qui a mis en exergue l’impact que pourrait avoir l’IA si elle était -associée à une plateforme permettant une large adoption. Actuellement, les opportunités liées à l’IA se retrouvent, selon nous, dans un large éventail d’actions des secteurs des logiciels, de l’Internet et des se-mi-conducteurs.
En savoir plusQuelles implications d’une économie chinoise sur la voie de la maturité?
Une nouvelle normalité se dessine pour la Chine. Les contraintes qui pèsent sur les anciens moteurs de croissance et la réorientation vers une croissance plus qualitative devraient modérer la croissance du PIB dans la prochaine décennie, la ramenant autour de 4 à 4,5%. Pour les investisseurs, cette évolution implique une concentration de long terme accrue sur les secteurs appelés à participer aux efforts du pays pour renforcer son auto-suffisance technologique, doper sa consommation intérieure, se doter de secteurs industriel et technologique à plus forte valeur ajoutée, et être un leader de la transition verte à l’échelle mondiale.
En savoir plusUn endettement et des taux élevés, la nouvelle normalité?
La dette devrait continuer d’augmenter et la volatilité des produits à revenu fixe devrait s’accentuer dans la décennie à venir. Par ailleurs, un retour des taux et des rendements à des niveaux aussi faibles qu’avant la pandémie paraît fort peu probable. Mais les rendements et les taux ne nous semblent pas pour autant être sur une tendance haussière durable. Ils devraient revenir à des niveaux plus faibles que ceux qui prévalent actuellement sous l’effet de l’évolution de la dette, des facteurs démographiques et de la productivité, ainsi que du rétablissement progressif de la crédibilité des banques centrales.
En savoir plus
Scénarios
Les années folles
Inflation modérée et croissance forte
Ce scénario pourrait se matérialiser notamment sous l’effet d’investissements élevés dans la digitalisation (IA), la décarbonation et la défense. Dans ce cas, les bénéfices s’inscriraient en forte hausse et les actions afficheraient une performance solide. Les obligations devraient, en revanche, dégager une performance plus limitée dans un premier temps, sous l’effet des anticipations de taux d’intérêt élevés sur une période prolongée.
Le meilleur des mondes
Inflation faible et croissance forte
Ce scénario pourrait voir le jour en cas -notamment de rôle prédominant de l’IA ou de retour à la mondialisation. Un tel scénario bénéficierait, selon nous, à la fois aux actions et aux obligations. La forte croissance des bénéfices soutiendrait en effet les actions, tandis que la diminution des anticipations en matière de taux d’intérêt profiterait aux obligations.
Retour de la stagnation séculaire
Inflation faible et croissance faible
Ce scénario pourrait être le fruit du vieillissement de la population, ou de promesses non tenues du côté de l’IA ou des énergies renouvelables. Il serait, dans un premier temps, favorable aux obligations, sur fond de répression financière face au fardeau croissant de la dette. Les actions pourraient bénéficier de la politique monétaire de relance, mais les bénéfices des entreprises auraient du mal à rester sur une tendance haussière.
Stagflation
Inflation élevée et croissance faible
Ce scénario pourrait se matérialiser à la -faveur de la démondialisation, des tensions géopolitiques et du changement climatique. Dans ce cas, les obligations tout comme les actions dégageraient une -performance faible (tout du moins en termes réels) sous l’effet du relèvement des anticipations de taux et de croissance -poussive des bénéfices réels. Les actions pourraient néanmoins afficher une -performance positive en termes nominaux.
Prévisions par classe d’actifs
Prévisions par classe d’actifs
Au cours de la prochaine décennie, les liquidités devraient, selon nous, sous-performer les autres grandes classes d’actifs, surtout si les banques -centrales reviennent à une politique de répression financière. Ce sont les actions qui devraient le mieux se comporter. La performance des produits à revenu fixe devrait continuer à s’améliorer. Les actifs alternatifs devraient également tirer leur épingle du jeu grâce à la bonne performance des actions et des obligations sous-jacentes.
Les liquidités offrent actuellement une -rémunération intéressante, mais les taux -d’intérêt devraient baisser l’an prochain. À long terme, les liquidités devraient sous-performer les principales classes d’actifs comme les actions et les obligations, surtout si les banques centrales s’engagent dans une répression financière pour faire face au fardeau de plus en plus lourd de la dette. Nous recommandons aux investisseurs de ne détenir sous forme de liquidités que l’équivalent de deux à cinq ans de retraits nets prévus sur le portefeuille dans le cadre de leur stratégie Liquidité.
Les rendements élevés sont de bon augure pour la performance des obligations souveraines sur le long terme. L’inflation et la croissance étant appelées à diminuer par rapport à leurs niveaux actuels, la performance est également prometteuse à court terme. Néanmoins, si les rendements devraient -baisser, ils resteront probablement plus élevés qu’avant la pandémie. En effet, les besoins d’investissements accrus liés à la démondialisation, à la digitalisation et à la décarbonation entraîneront une augmentation des émissions obligataires et une révision à la hausse des estimations du taux neutre réel. Il s’agit là d’autant d’éléments qui laissent présager une performance globale solide et régulière des obligations souveraines.
Les écarts de crédit sont actuellement relativement modestes à l’aune des normes historiques. Bien que nous nous attendions à un élargissement des écarts sous l’effet du ralentissement de la croissance, une exposition au crédit dans le cadre d’un portefeuille diversifié axé sur le long terme nous semble toujours appropriée, tant pour le rendement que pour la diversification. Les risques de -refinancement, le ralentissement de -l’activité et l’incertitude quant à l’attitude des banques centrales devraient donner lieu à une volatilité accrue pour le revenu fixe dans les années à venir, ce qui plaide pour une approche active pour la classe d’actifs.
Les actions devraient, selon nous, être la classe d’actifs la plus performante de la -décennie à venir. Les bénéfices devraient être largement soutenus par la solide croissance des entreprises qui tirent la rupture dans les secteurs de la technologie, de l’énergie et de la santé. Cela dit, sur une base comparable, les actions devraient afficher des -valorisations moins élevées que lors de la décennie écoulée, les taux d’intérêt étant plus élevés que ceux qui prévalaient avant la pandémie. Une diversification à l’échelle mondiale sera essentielle dans un monde en pleine démondialisation. Par exemple, les actions des marchés émergents, qui -affichent actuellement des décotes -conséquentes par rapport à leurs niveaux historiques, devraient, d’après nos -prévisions, être les plus performantes dans la prochaine décennie.
Selon nos estimations, une allocation de 20% à des produits alternatifs dans le cadre d’un portefeuille équilibré peut se traduire par un surcroît de performance de quelque 50 pb par an sur le long terme, à niveau de volatilité du portefeuille équivalent. Un contexte de taux élevés et de performance attrayante des actifs traditionnels est favorable aux hedge funds, qui resteront, selon nous, un excellent moyen de diversification des portefeuilles dans les années à venir. Par ailleurs, les marchés privés offrent -aujourd’hui de bons points d’entrée. Le marché secondaire affiche une décote de 16% par rapport à la valeur nette -d’inventaire (VNI) et les nouveaux prêts privés sont assortis d’un rendement de 12,5%. Les investisseurs doivent néanmoins être bien conscients des risques supplémentaires -associés aux placements alternatifs, -notamment le risque d’illiquidité, le recours à l’endettement et une transparence moindre par rapport aux marchés cotés.
À plus long terme, le dollar américain -devrait, selon nous, perdre du terrain par rapport à son niveau élevé actuel, sur fond d’inquiétudes quant au financement du déficit. Toutefois, compte tenu des taux d’intérêt en dollars, la performance que nous anticipons pour la plupart des classes d’actifs devrait être similaire avec ou sans couverture contre les fluctuations du billet vert. Quant au yen, actuellement largement sous-évalué, il devrait se ressaisir dans les années à venir.
Les prix devraient rester élevés dans la décennie à venir dans un contexte d’augmentation des investissements dans la lutte contre le changement climatique, les chaînes d’approvisionnement et la défense. Étant donné le caractère cyclique des matières premières, nous privilégions les approches actives ou une exposition au travers de secteurs, de pays et de monnaies particulièrement tributaires des matières premières.
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Ce rapport a été préparé par UBS AG, UBS AG London Branch, UBS Switzerland AG, UBS Financial Services Inc. (UBS FS), UBS AG Singapore Branch, UBS AG Hong Kong Branch et UBS SuMi TRUST Wealth Management Co., Ltd..