La lutte contre l’inflation entre en prolongation
Bien qu’elles se considèrent victorieuses dans leur lutte contre l’inflation, les banques centrales américaine et européenne semblent hésiter à baisser les taux.
Vivre et travailler à Londres exige diverses stratégies de survie pour faire face aux défis inévitables auxquels les citadins sont confrontés. Pour les Britanniques, l’une des préoccupations majeures consiste simplement à se rendre d'un point A à un point B par les transports publics tout en conservant un sens de la dignité, son sang-froid et un minimum d'espace vital. Les problèmes ne se limitent pas seulement aux heures de pointe : quitter un stade de football moderne de 60 000 places tous ensemble au coup de sifflet final, puis descendre dans les infrastructures de transport qui datent de l’ère victorienne n’est pas quelque chose pour les agoraphobes ou les gens stressés par le temps.
Il faut dire que, jusqu'à une période récente, ce problème particulier était assez facile à gérer. Les matchs de football de la ligue 1 anglaise dépassaient rarement les 90 minutes, les arrêts de jeu ne comptabilisant en général que 2 à 3 minutes. Une stratégie de survie intelligente (du moins pour les adeptes d’un amateurisme plutôt dilettante) consistait donc à partir juste avant les temps supplémentaires, alors qu’il ne restait que quelques minutes de jeu, puis à courir pour éviter la cohue. Il ne se passait plus grand-chose dans les dernières minutes de toute façon, on pouvait partir avant la fin et ne rien manquer, sachant que la victoire était déjà assurée (en tout cas, c’était le cas de mon équipe, qui en était habituellement à 1-0 à ce moment-là, ce qui est un score des plus classiques, il y a même une chanson intitulée « One by zero » à ce sujet).
Mais les autorités du football ont ressenti le besoin d'intervenir et ont laissé les arbitres libres d’ajouter davantage de temps à la fin d'un match pour compenser la perte de temps perçue comme telle par les joueurs essayant de remporter une victoire serrée. Du coup, un temps supplémentaire de 10 minutes voire plus n'est plus quelque chose de rare et les minutes supplémentaires sont presque devenues un jeu en soi, avec ses propres tactiques et beaucoup de rebondissements dramatiques et de remontées improbables tandis que les joueurs se fatiguent.
Avant que les fans ne s’habituent à ce nouveau régime, ceux qui quittaient le match 1-0 autour de la barre des 90 minutes profitaient d'un retour en métro heureux et sans stress, mais une heure plus tard ils subissaient de terribles souffrances émotionnelles, en apprenant que leur équipe avait en fait perdu 3-1 et qu'ils avaient raté 10 % du match pour lequel ils avaient payé leur place (en fait, si vous avez manqué votre équipe perdant 3-1 après avoir mené 1-0 au bout de 90 minutes, j'imagine personnellement que c’est plutôt une chance pour vous, mais je ne pense pas que les dirigeants du football ont changé les règles par pure philanthropie...).
Ah, l’euphorie déçue du fan de football : rien de pire que cela pour vous retirer la joie de vivre ! Eh bien, les marchés obligataires ont leur propre contrôle de la réalité maintenant que les autorités monétaires ont pris le parti d’ajouter de longs délais supplémentaires aux résultats que vous estimiez déjà décidés. L’euphorie de la victoire dans la lutte contre l’inflation, qui s’était emparée des marchés obligataires fin 2023 et avait entraîné de bonnes performances ces dernières semaines, s’est bel et bien envolée au début de l’année 2024. Les rendements obligataires mondiaux (tels que représentés par l’indice Bloomberg Global Aggregate) sont aujourd’hui supérieurs d’environ 30 points de base par rapport à fin décembre. Les banques centrales ont elles-mêmes repoussé l’idée d’une baisse des taux d’intérêt à brève échéance, comme les investisseurs l’espéraient il y a quelques semaines, et elles ont ajouté du « temps supplémentaire » à la période de maintien des taux directeurs aux niveaux actuels.
En janvier, nous avions dit que les prix du marché étaient en train de prendre de l’avance compte tenu de l’ampleur des baisses de taux prévues aux États-Unis et dans la zone euro à l’été 2024. La faiblesse récente du marché obligataire témoigne d’un net recul par rapport à ces anticipations. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les anticipations du marché suggèrent désormais que la Réserve fédérale (Fed) et la Banque centrale européenne (BCE) réduiront leurs taux à deux reprises d’ici fin juillet (en faisant l’hypothèse de 0,25 % pour chaque intervention), alors que, il y a quelques semaines, on tablait sur quatre baisses environ sur la même période. Les prix actuels nous semblent beaucoup plus raisonnables.
Mais l’anomalie dans les prix semble désormais s’expliquer par le fait que le marché anticipe les mêmes mesures, et selon le même calendrier, à la fois par la Fed et par la BCE. Malgré le discours en apparence étrangement similaire des banques centrales concernant le temps supplémentaire nécessaire pour s’assurer que l’inflation revient effectivement au taux ciblé, les données dressent cependant un tableau contrasté entre les régions.
À première vue, la Fed semble avoir les arguments les plus convaincants en faveur de ce temps supplémentaire. L'économie américaine reste solide, comme en témoigne la publication récente d'un PIB à 3,3 % au quatrième trimestre en taux annualisé, et des données encore plus récentes ont montré que l'économie a créé en janvier environ le double d’emplois par rapport au niveau attendu. Le président de la Fed, Jay Powell, a reconnu qu'il était « historiquement inhabituel » que les hausses de taux réalisées jusqu'à présent n'aient pas entraîné un ralentissement plus marqué de la croissance et de l'emploi.1
A contrario, la croissance du PIB dans la zone euro au quatrième trimestre a été nulle (et même négative au 3e trimestre), avec des prévisions du consensus d’environ 0,5 % en 2024, bien en deçà de la tendance. Les indicateurs avancés de la santé de l'économie, tels que les indices des directeurs d'achat (PMI), sont également bien en retrait par rapport aux États-Unis.2 Mais les membres du Conseil des gouverneurs de la BCE sont venus en force à Davos, minimisant l’importance d’un assouplissement éventuel de la politique dans les mois à venir.3 Il est probable que la seule chose que les deux blocs aient en commun à l'heure actuelle, c'est un marché du travail solide. Le taux de chômage de la zone euro a atteint un plus bas historique de 6,4 % en novembre (mais il convient de noter que c’est tout de même le double de celui des États-Unis).
Si l’on s’en tient aux discours des banques centrales en s’intéressant uniquement aux données, on peut donc conclure que des baisses de taux sont probables sur les deux marchés, mais plus probables, et plus tôt, dans la zone euro. Au bout du compte, la Fed et la BCE ont des attentes remarquablement similaires quant à la trajectoire de l’inflation revenant vers leurs objectifs cette année/au début de l’année prochaine.4 Donc, les prix du marché qui suggèrent des trajectoires politiques similaires seraient sans doute erronés ?
Je pense qu'il s'agit d'une conclusion raisonnable à tirer du seul examen des données, mais certains commentaires récents de la BCE viennent porter la controverse. Isabel Schnabel est membre du directoire de la BCE, ancien professeur d’économie financière et ancien membre du Conseil des experts économiques du gouvernement allemand. Je ne suis absolument pas d’accord avec tout cela et vous allez donc pouvoir confronter cela avec nos propres opinions.
Ses commentaires dans un récent entretien au Financial Times étaient remarquables pour quiconque se sentant optimiste à l'égard des rendements de la zone euro.5 Au cours de cet entretien, elle a minimisé l'impact futur éventuel des hausses de taux observées jusqu'à présent. Elle a également minimisé l'argument selon lequel un choc de l’offre était principalement responsable de la hausse de l'inflation en Europe, elle a souligné que les taux de prêt des banques étaient en baisse (et pourraient donc soutenir la demande des consommateurs). Elle a mis l’accent sur la croissance élevée des salaires et la faible productivité, en passant beaucoup de temps sur la possibilité que des facteurs structurels, tels que la transition écologique et la hausse des coûts de la défense, se traduisent à l'avenir par une hausse relative des taux directeurs réels (situation que nous avons déjà évoquée).
Outre les risques liés à une inflation structurelle plus élevée à long terme, je ne suis pas d'accord avec tous ses arguments. Je doute que tous les membres du personnel de la BCE partagent son opinion, en particulier parce que la plupart des ménages ont subi un choc de revenu réel négatif pendant la crise de l’énergie et que les revendications salariales plus élevées aujourd’hui reflètent simplement une volonté de rétablir le pouvoir d’achat à ses niveaux antérieurs, plutôt que de risquer une spirale des salaires et des prix. Cette situation semble bien différente de celle des États-Unis, où un important coup de pouce budgétaire à la croissance a eu un impact positif majeur pour les ménages, qui se manifeste encore aujourd’hui dans la demande.
Mais les commentaires soulignent probablement que, compte tenu des réalités politiques dans l’ensemble du bloc, il est plus difficile (et plus long) pour la BCE de parvenir à un consensus sur le taux directeur approprié que pour pratiquement toute autre banque centrale.
En ce sens, nous pourrions conclure que les prix du marché aux États-Unis et dans la zone euro sont en fait corrects. Les États-Unis reflètent des fondamentaux économiques toujours solides, la Fed souhaitant attendre le plus longtemps possible la première baisse des taux, et les prix de la zone euro reflètent simplement la « realpolitik » de la politique monétaire.
C'est peut-être même encore plus simple. S’il y a une leçon à retenir de ces deux dernières années, c’est que le monde du choc énergétique de l’après-COVID est difficile à qualifier : les modes de pensée et les modèles politiques précédents ne sont pas des guides fiables dans ce nouveau monde. En particulier, les modèles qui lient l’emploi à l’inflation ou les conditions financières à la demande finale semblent avoir été malmenés ces derniers temps. Peut-être que l’appel des banques centrales en faveur d’un temps supplémentaire est-il simplement le reflet de leur volonté de réajuster leurs cadres politiques, ou du moins veut-il se sentir plus confiant dans le fait que les versions précédentes fonctionnent à nouveau. Les commentaires d’Isabel Schnabel vont dans ce sens. Certes, les estimations prospectives de l’inflation semblent jouer un rôle moins important dans la fixation des taux aujourd’hui qu’elles ne l’auraient fait par le passé.
Cela dit, les prix du marché et le sentiment des investisseurs semblent plus raisonnablement équilibrés aujourd’hui qu’au début du mois de janvier, ce qui est une bonne chose. Si les rendements obligataires continuent d’augmenter, nous prévoyons d’accroître la duration de nos stratégies mondiales (renforcer l’exposition au marché des emprunts d’État) et la faiblesse de l’économie de la zone euro commence à rendre ce marché attrayant. Si l’économie américaine reste solide, mais que la baisse de l’inflation permet à la Fed d’assouplir sa politique monétaire, les stratégies de pentification de la courbe (en détenant relativement moins d’obligations à long terme) auront du sens.
Le coup de sifflet final sur l’inflation n’a pas sonné, en fait, elle pourrait entrer dans sa phase la plus intéressante. Ne quittez pas votre siège tout de suite…
Présentation de notre équipe de direction
Faites connaissance avec les membres de l’équipe responsable de l’orientation stratégique d’UBS Asset Management.